Tribulations d’une rondelle

 

A la base, on m’a créée pour faire plaisir. A qui, je n’en sais rien, mais c’est sûrement vrai. Cela dit, ça fait un bout de temps que je m’ennuie. Une tirelire, c’est triste. D’accord, on y est avec des copains, et tout, mais c’est trop… immobile. C’est pas parce qu’on aime bien nos amis qu’on a envie de rester confinés pendant mille ans avec, sans pouvoir bouger, non ?

Donc, au – au moins ! – millième jour d’emprisonnement, je me laisse aller à rêver – encore une fois ! – de grands magasins, lorsqu’une main attrape la tête du dinosaure-tirelire. On se retrouve alors toutes bousculées, et je me prends un énorme cinq francs sur le flanc. Aïe ! Je suis tout ankylosée ; ça fait si longtemps que je n’ai pas bougé. On nous renverse d’un côté, puis de l’autre… J’en perds tout sens de l’orientation. Mais c’est une bonne chose ; peut-être est-ce le signe de ma libération ?

Effectivement. Je tombe dans une main douce et tendre. L’enfant a économisé pendant pas mal de temps et je crois qu’il a envie de se faire plaisir. Je rejoins donc quelques potes, dans un porte-monnaie. Je crois qu’il y a des billets, aussi. Mais j’évite de trop leur parler. Moi qui ne suis qu’une pièce d’un franc, j’ai l’impression qu’avec leurs nombres imprimés sur papier, ils se la pètent un peu, quand même

Enfin du mouvement ! Je sens que ça bouge, et ça fait du bien. Finalement, je suis faite pour ça ! Il faut circuler !

L’enfant doit se déplacer, et j’ai même l’impression que l’on avance à une vitesse qui me paraît soudain vertigineuse ! Quel plaisir !

– Que crois-tu qu’il va s’acheter?

C’est ma copine, une rondelle de deux francs. Elle est vraiment sympa ! Ça ne fait que quelques semaines qu’elles nous avait rejoints dans le dinosaure, mais elle s’est bien adaptée à notre ambiance.

– Je ne sais pas… Peut-être un jeu vidéo?

– Ce serait bien, ça a beaucoup de valeur pour les enfants, ça. Ça veut dire qu’il nous estime!

On commence alors à s’imaginer contre quoi on pourrait bien être échangées. Bon, on est tellement contentes que nos esprits s’emballent un peu ; on rêve de châteaux, de licornes… Mais je vous rappelle qu’on a été confinées vraiment longtemps, alors, on a bien le droit de se lâcher.

La voiture s’arrête, plus rien ne bouge.

– Euh, chérie, tu as des pièces pour le parking?

Mais avant que Chérie ne puisse répondre, j’entends l’enfant…

– Papa! J’ai une pièce dans mon porte-monnaie ! J’en ai une, moi !!!

Oh, mais quelle éducation ! Je ne savais pas qu’on apprenait aux enfants à être si cruels ! S’il vous plaît, pas moi, pas moi !

Le doigt me frôle, je passe d’un côté, de l’autre. Un deuxième doigt s’insère dans la petite poche. On est toutes un peu retournées… Non ! C’est moi qui me fais pincer !

Mon bonheur de me retrouver dans cette petite main est tout de même entaché par ce qu’il va advenir de moi. Je pensais être échangée contre quelque chose de précieux, et je me retrouve dans un horodateur. C’est comme une tirelire, mais en plus… métallique. Néanmoins, en toute logique, l’immobilité ne devrait pas durer aussi longtemps.

Bon, tant pis pour les licornes, ce ne sera pas pour cette fois.

Je crois que je me suis assoupie un moment, mais brusquement, je me réveille en sursaut. Tant mieux ! Mes voisines n’étaient pas très sympas. A ce moment, je vis une drôle d’épopée. Toutes les pièces, moi comprise, tombons dans une grosse bourse. L’homme en uniforme n’est pas très tendre avec nous. Ce n’est sans doute pas aujourd’hui que l’on sera données contre quelques roses douces et parfumées. Je suis bien secouée et j’ai mal partout. Puis, au bout d’un long moment, tout s’arrête.

C’est un peu le retour aux sources. La Banque. Passage obligé, pause dans cette maison d’argent. Je m’y sens bien, c’est un chouette moment. Parfois on nous déplace, ce qui permet de changer de position et de rencontrer d’autres rondelles sympathiques.

Puis, un jour, on me remet dans la course. C’est un nouveau départ, et je m’amuse à deviner ce qui m’attend. Vais-je être échangée contre une glace à la vanille ? J’ai l’impression qu’il fait chaud, dehors. Après un bon moment de balade, j’échoue dans un grand magasin. La caisse. Bon, en général, il n’y a pas mal de mouvement. Toute cette agitation m’excite !

– La prochaine, ce sera moi, pas toi!

C’est une sœur, une rondelle d’un franc. On s’amuse parfois à se lancer des défis, à prendre des paris. Là, j’ai l’impression qu’elle me cherche un peu ; Mâdâme-Un-Franc-qui-brille-de-mille-feux… Je ne réagis pas et reste d’argent.

Puis la caisse s’ouvre et les doigts s’approchent. Mince, ils attrapent une voisine de deux francs. Ah, apparemment, ce n’est pas terminé. Tout s’arrête, on attend sans bouger la suite des événements. Un doigt fait mine de s’approcher, hésite, puis reprend son mouvement. Je crois que ma sœur si étincelante va gagner son pari. Mais celle-ci glisse et se retrouve face contre caisse. Le doigt cherche alors rapidement une autre prise et finalement, c’est moi qui m’envole loin de la caisse.

L’humain qui me réceptionne ne me paraît pas très stable. Tous ses doigts tremblent. Il s’éloigne cependant de la caisse pour que les clients suivants ne doivent pas attendre trop longtemps. Oui, les humains sont toujours pressés. Je n’ai pas bien compris leur slogan « Le temps, c’est de l’argent » mais c’est souvent ce qu’ils pensent. Moi, je trouve que le temps est tellement plus précieux ! Et pourtant, l’argent, c’est moi.

En attendant, l’humain-aux-doigts-tremblants tente de nous remettre toutes dans son porte-monnaie, à l’extérieur du magasin. On se tient bien à carreau pour ne pas le déstabiliser encore davantage. Mais notre plus grande crainte se produit ; petit mouvement de faiblesse, un tremblement de trop, et je me retrouve en train de vaciller. Un doigt me frôle sans m’attraper et là, je tombe sur le béton. Par terre, comme un vulgaire clou rouillé.

– Hé! Je suis là !

J’ignore s’il m’a vu ou non, si me ramasser lui demande un effort trop important. La finalité est que je reste là, abandonnée, sur un sol dur et froid, toute seule. Aucune rondelle aux alentours, pas même un billet-qui-se-la-pète.

Malgré l’agitation autour de moi, aucun œil ne semble me remarquer. Il y a même des chaussures qui me piétinent sans scrupule. Ils sont pressés d’aller dépenser leurs pièces, ils sont tous très attachés à leur argent mais ne me remarquent même pas sous leurs pieds. Mais après un bon moment, toute l’agitation cesse. Cette fois, je sais que je passerai la nuit dehors. Je prends mon mal en patience et je me dis que dormir à la belle étoile sera peut-être une chouette expérience dans ma vie toute ronde.

Bien installée sur mon côté pile, j’observe la voûte céleste et j’attends que le jour s’éteigne.

– Aïe!!!

Mais qu’est-ce que c’est que ça ? C’est une blague ? Ça me rappelle quelque chose. Oui, c’est bien ça : de la pluie ! Des trombes d’eau s’abattent sur moi depuis là-haut, depuis ce ciel que je m’imaginais scintillant. Non seulement j’ai froid et je suis trempée, mais en plus, c’est râpé pour le spectacle des étoiles cette nuit.

La pluie cesse, la rondelle lumineuse reprend sa place, là en haut. Et, belle surprise du matin, de petits doigts potelés me cueillent et me chatouillent de tous les côtés. J’adore les petits des humains ! Leurs doigts sont chauds, tendres, curieux, chatouilleurs ! Pour eux, on a vraiment une grande valeur.

Ah. Je crois que j’ai parlé trop vite. Cet enfant me faire la pire des trahisons. Ce n’est pas possible ! Je pense qu’il s’agira là de ma fin. Je ne peux l’accepter, je suis terrorisée.

Le caddy.

Un cercueil. Je me fais emprisonner, toute seule, dans ce tiroir métallique, froid, dur, sans possibilité de bouger, sans pouvoir observer le monde. Immobilisée encore une fois, j’angoisse. Combien de temps ce cauchemar va-t-il durer ? Je crois que le coup du caddy, c’est le pire qui puisse arriver à une rondelle telle que moi.

La méditation. Un truc d’humain. On va tester.

Je me mets à rêver de paires de livres plein d’histoires, de chocolats à partager entre amis, ou alors de grandes choses plus ambitieuses : une télévision, un ordinateur, une voiture… ? Mais de nos jours, les humains ne nous utilisent plus vraiment pour ce genre de choses. Ils préfèrent les rectangles plastifiés. Tant pis pour nous.

Enfin, le tiroir s’ouvre et des doigts me reprennent. Ce ne sont pas les mêmes, ils appartiennent sûrement aux parents du petit humain.

– Oh! s’écrie une voix douce et apparemment féminine. Chéri, regarde la date de cette pièce !

– 1896! Incroyable ! C’est une pièce très très rare ! Elle vaut des dizaines de milliers de francs !

J’ignore ce que ces Chéris-là veulent dire. Je connais mon année de naissance, en quoi ça change ma valeur ?

On m’installe alors confortablement avec d’autres rondelles. Je fais à présent partie d’une collection. Je ne comprends toujours pas certaines choses. Ce matin, j’étais enfermée, emprisonnée dans un caddy et maintenant, j’aurais des dizaines de milliers de fois ma propre valeur. Est-ce que je vaux vraiment 10’000 fois plus que mes sœurs ? Je suis peut-être rare, mais je ne me sens pas meilleure que mes copines. S’agirait-il d’une erreur ?