Le Phénix

Je suis un phénix. Pas un oiseau. Simplement, j’ai été recyclé. Je suis un carré de papier rose, et en ce moment, je suis entre un autre papier rose et un papier jaune. Nous sommes 700 petits papiers carrés, empilés et emballés sous cellophane.

J’étouffe un peu, je dois l’avouer, mais j’attends patiemment que quelqu’un me choisisse. Ou plutôt « nous » choisisse, puisque notre destinée à tous est liée.

J’en vois pourtant des tonnes, des humains passer devant moi. La plupart se déplacent rapidement, tête baissée, sans même me voir. C’est pas grave. Je suis sûr que tôt ou tard, je quitterai cette étagère et je pourrai découvrir ce qu’il y a derrière les caisses.

Les humains sont étranges. Toujours attachés à des choses qui m’échappent. Il y a des nombres partout, et je pense que les humains doivent y trouver un sens. Des nombres sur leurs rectangles de papier qu’ils tiennent fermement dans leurs mains, et surtout des nombres partout dans le magasin.

– Beaucoup trop cher, ici ! Nous irons voir ailleurs.

« Trop cher » ou alors « Y a pas une action ? »

Et je ne comprends pas. Depuis le temps que je suis là, je me suis pourtant amusé à découvrir toutes ces énigmes. J’ai compris les francs, les centimes. J’ai compris que des billets valaient 10 francs, 20 francs, 50 francs ou même 200 francs, et que ces papiers sont à peine plus grands que moi. Qu’il y avait aussi des francs dans des rectangles en plastique. Moi je suis une feuille de couleur, carrée, et ma valeur est d’environ 0.3 centimes. Comprendre ne signifie pas forcément que je trouve cela juste.

 

Oh ! Quelqu’un s’approche ! Enfin ! Une main empoigne mon bloc entier, un peu distraitement, quand même. Oh, quelle joie de découvrir les rayons avec un autre point de vue ! Tiens, je n’avais jamais remarqué celui-ci. Là aussi, il y a plein de papiers colorés. Apparemment, ces papiers cachent quelque chose à l’intérieur. Des petits humains tendent les mains vers eux tandis que des humains plus grands ne veulent pas les entendre.

Enfin, le tapis de la caisse, que j’entrevoyais depuis toujours. Ca y est ! C’est mon moment ! J’appartiens officiellement à un humain !

 

Le temps passe et je me trouve sur un buffet. L’endroit est très différent de mon magasin. Je découvre un univers sans étiquette, sans chiffre partout. Pourtant, les humains en parlent constamment. Ca doit être dans leurs gênes, les nombres. Ils n’ont que ça à la bouche. On compte le temps, le poids, les litres, les prix… même les connaissances, les savoirs. Des tests, des chiffres, tout le temps. En revanche, je comprends aussi que je n’ai pas une grande valeur. 0.3 centimes, il n’est même pas utile de le mentionner.

Le temps passe et je recommence à m’ennuyer. On passe devant moi sans même me jeter un regard.

Le temps passe. De temps en temps, un humain prend un papier au-dessus de la pile et écrit des lettres. Souvent des choses à acheter. D’ailleurs, les feuilles jaunes ont toutes disparu. Heureusement que les roses viennent juste après.

Le temps passe… et un jour, l’homme m’attrape. Quelle surprise ! Il me regardait à peine ! Je suis très fier et je me demande quel sera mon rôle. Puis il me pose sur une surface douce, boisée. Il me chatouille en me tatouant à l’encre bleue. Quelles petites lettres. Puis il m’enroule sur moi-même et me coince à l’intérieur d’une surface froide. Je reconnais la matière, il s’agit de porcelaine.

Je crains de devoir rester à l’intérieur de cette tasse à tout jamais. Mais non. L’humaine arrive. Elle a l’air fatiguée. Elle appuie sur la machine à café et empoigne la tasse dans laquelle je suis. Attention ! Elle va me brûler ! Non, elle me voit juste à temps. Elle me saisit du bout des doigts. Et je vois son visage se transformer. Etrange. Mais les surprises ne s’arrêtent pas là : elle me serre soudain très fort entre ses doigts et m’appuie contre son cœur.

Je crois que ma valeur a soudainement changé. Je me sens Phénix. 0.3 centimes ont suffi pour rendre cette humaine heureuse.

 

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