Petites Feuilles (2)

 

Chaud patate!

9 août 1956.

Ce matin-là, Léonard se trouvait chez Milo, un vieux monsieur du village. Celui-ci vivait dans une ferme et possédait un gros chien. Léo lui donnait un coup de main afin de bricoler un système pour attacher le molosse. Il fallait installer un bout de tôle afin que la chaîne puisse tourner convenablement. Malgré toute leur bonne volonté, en fin de matinée, le travail n’était pas achevé…

– À cet après-midi ! Je reviendrai après dîner pour terminer !

Le petit garçon partit alors chez lui afin d’être bien à l’heure pour le repas. À la maison, un imprévu se produisit et les plans de la journée changèrent au dernier moment. Florian (* demi-frère de Léo), Maurice (* mari de la mère de Léo, père de Florian) et Léo durent ainsi prendre le train afin de se rendre dans le village où résidait une soeur de Maurice.

Les trois hommes descendirent du wagon et allèrent retrouver la dame. Celle-ci n’habitait pas loin : elle occupait en fait l’appartement de la gare.

Tout se passa bien jusqu’à ce que la tante de Léonard demanda à celui-ci d’aller vider la poubelle… ou peut-être le compost. Le garçon obéit. Il descendit l’escalier, sortit de la maison. Empruntant une charrette, il y installa le sac de déchets, ainsi que son frère Florian qui pourrait ainsi profiter d’une petite balade gratuite. Poussant la carriole, Léo suivit le petit chemin, traversa la voie de chemin de fer. Le sentier continuait jusqu’au lac, mais pas besoin d’aller si loin : sur la droite se trouvait la destination souhaitée. Il y avait un gros tas avec par-dessus une bonne couche de paille. Apparemment, les agriculteurs avaient dû battre le blé juste avant.

Afin de garder l’équilibre en vidant son compost, Léonard posa un pied sur la paille. Mais soudain, avant qu’il ne se penche pour y faire tomber les déchets, il sentit une brûlure intense sous son pied… Surpris et sous le coup de la douleur, il tomba sur son bras gauche… sur le tas de paille embrasée. Avec cet amas de chaume posé par-dessus, il était impossible de voir que tout flambait en-dessous.

En feu, le garçon se releva, traversa le sentier et se roula dans la terre. Il s’agissait d’éteindre les flammes de ses vêtements.

– Que faut-il faire, maintenant ? Continuer le chemin et aller vers le lac ou alors retourner à la gare ?

Léo n’avait qu’une envie : celle de plonger dans l’eau pour stopper le feu, calmer les brûlures. A vue de nez, le lac lui semblait plus éloigné que la maison de sa tante. Il décida alors de retourner à la gare. En réalité, il n’est plus certain aujourd’hui de son estimation de distance. Mais peu importe.

A cette époque, il n’existait pas de barrières pour avertir l’arrivée d’un train à cet endroit. Léo s’arrêta alors devant la voie de chemin de fer, regarda à gauche, puis à droite, afin de vérifier qu’aucune locomotive ne se pointât à l’horizon. Cette présence d’esprit peut surprendre… sans doute l’instinct de survie. Néanmoins, il n’éprouvait aucune douleur, il ne sentait rien.

Il continua alors son chemin et arriva enfin à la gare. Juste à côté se trouvait une fontaine. Sans perdre une seconde de plus, il courut se jeter dans son eau bien froide. Il n’avait toujours pas mal.

Une fois sorti de la fontaine, il monta rapidement l’escalier qui menait chez sa tante. Celle-ci, en l’apercevant, tomba quasiment dans les vapes. Il fallait néanmoins réagir. Le petit garçon empoigna l’annuaire (un gros bouquin avec les numéros de téléphone utilisés dans le canton de Fribourg, cette histoire se passant bien, bien avant l’arrivée des écrans et d’Internet), chercha le village et appela le bistrot où Maurice et son oncle buvaient un verre.

A partir de là, les souvenirs lui font un peu défaut. Il n’y eut pas d’ambulance. Le médecin vint directement le chercher avec sa voiture. A l’intérieur, Léo ne sentait toujours rien, hormis une légère douleur au dos.

On l’emmena à l’hôpital le plus proche. Se trouvant à présent dans un état plutôt vaseux, il fut rapidement pris en charge. Beaucoup de mouvements, les médecins allaient et venaient. A moitié réveillé, Léonard surprit des paroles d’un docteur parlant à sa maman :

– De toute façon, il est perdu.

Les médecins brûlaient de l’éther pour que le garçon s’endorme ; mais c’était sans compter le caractère décidé et obstiné de celui-ci. Il tenait assurément son entêtement de sa maman, petite violette qui inspire l’envie de surmonter chaque obstacle sans rien lâcher. Hors de question donc pour Léo de dormir. Il ne cessa de se répéter :

– Si tu dors, t’es fichu.

Tel un bon leitmotiv, ces paroles le tinrent éveillé. L’esprit de contradiction également…

– Non, mais ce docteur, pour qui il se prend, celui-là ? Je vais m’en sortir, un point c’est tout.

Il lutta donc contre l’avis du médecin… histoire de lui montrer à qui il avait à faire. Son chemin ne s’arrêterait pas là.

Il réussit ainsi à survivre, prenant son mal en patience. Effectivement, ce genre de brûlures est particulièrement long à cicatriser. Nourri par perfusion, Léonard ne se trouvait donc pas dans sa forme la plus éclatante. Cette époque fut cependant le début de sa notoriété : tout le monde le connaissait… vocalement parlant, tout du moins. Le traitement consistant à appliquer des tuiles grasses sur les plaies, la douleur se révélait atroce. Les cris du garçon s’entendaient alors dans l’hôpital entier.

Une fois en meilleur état, les hurlements s’apaisant et les brûlures se cicatrisant, il se retrouva dans une chambre de six personnes. Et pour l’anecdote : les six mecs avaient le même prénom (* Léonard est un nom d’emprunt…) ! Un bon effet de mode.

Cette année, il aurait dû partir en colonie et avait reçu pour cette occasion 33 plaques de chocolat d’amis et autres membres de la famille. Les plans ayant changé, il n’eut pas le choix de rester dans la Broye. Au bout d’un certain temps, l’effet des tuiles finit tout de même par payer : Léo pouvait à présent se déplacer un peu et profiter ainsi d’une jolie vue du haut de son deuxième étage. Les fenêtres des chambres donnaient sur le côté de l’hôpital où se situaient l’entrée et une petite place de jeux. L’observation des alentours pour seule occupation, il aperçut un jour une flopée d’enfants s’y défoulant à cœur joie.

– Attendez, je vous lance quelque chose !

Léonard balança alors par la fenêtre les douceurs chocolatées pour que les galopins puissent en profiter. Les enfants apprécièrent à sa juste valeur ce geste incroyablement généreux… Ils ramassèrent avec le plus grand enthousiasme leur butin, puis une petite fille l’interpella soudain :

– Attends, je te mets une plaque sous le pot de fleurs, ici. Comme ça, tu pourras la reprendre quand tu rentreras chez toi !

Ce geste très touchant et empli d’empathie resta gravé dans le cœur de Léo.

Quelques semaines plus tard, lorsqu’il eut enfin l’autorisation de sortir de l’hôpital, le petit garçon courut grimper dans la voiture… pour en ressortir presque immédiatement. Il fila regarder sous le pot de fleurs, récupéra le précieux trésor puis retourna auprès des siens.

 

Cet épisode de brûlure valut à Léonard quelques séquelles. Il eut l’impression que sa mémoire avait été touchée, que son bras gauche n’avait plus la même force qu’auparavant. Et évidemment, d’énormes cicatrices demeurèrent sur toutes les parties brûlées : les bras, les jambes, le dos… Cela dura très longtemps. Bien des années plus tard, elles affichaient toujours un rouge écarlate, aussi chatoyantes que lors de sa sortie de l’hôpital. Le garagiste d’en face lui déclara alors un jour :

– Ah, je connais une dame qui peut faire quelque chose pour les brûlures.

De toute manière, Léo n’avait rien à perdre. Ces cicatrices étaient atroces ; il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour décider de visiter cette personne. Il se rendit donc chez elle, quelque part vers Villeneuve. Une fois sur place, la dame passa sa main au-dessus du bras, au-dessus des cicatrices. C’était tout.

Deux semaines plus tard, le miracle avait eu lieu : toutes les cicatrices du jeune homme avaient retrouvé la couleur naturelle de la peau. Terminé, le rouge cramoisi. Les marques étaient toujours présentes, mais désormais, ce serait en toute discrétion. Léonard fut bien obligé de croire au don de cette dame ; en dix ans, rien n’avait évolué, et là, deux semaines plus tard, tout avait changé.

Bon. En attendant, Léonard avait repris l’école comme tous les enfants de son âge. Il parvint à honorer son travail d’élève sans problème… mis à part peut-être lorsqu’il fallait grimper aux barres. Les leçons de gym se révélèrent parfois un peu compliquées, étant donné sa faiblesse du bras gauche, notamment. Mais il revenait de loin, et grimper aux barres… disons que ce n’était pas le plus important dans sa vie.

 

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