Petites Feuilles (4)

 

Arbres et racines

Même si ce n’est pas mon souhait de vous parler d’arbre généalogique, je ne peux pas en faire l’impasse aussi facilement. C’est qu’il manque des branches au vôtre : des pièces égarées, des secrets, des racines perdues à jamais. Nos ancêtres n’étaient pas tous des jeunes gens bien sages et innocents. Comme nous, ils vivaient leur vie à leur manière, avec les avantages et les désavantages de leurs époques respectives.

Pourquoi ces branches oubliées ? Tout simplement parce que certaines femmes ont donné naissance à des enfants… sans père. Bon, d’accord. Ils ont bien dû avoir un papa, mais uniquement biologique. Inconnu, anonyme, caché, secret. Une histoire d’amour impossible, une aventure sans lendemain, une parenthèse avec comme résultat un changement radical dans la vie. Un bébé. Un enfant tombé du ciel. Mais sans ces surprises de la vie, nous ne serions pas là pour en parler ! Il n’y a pas de hasard, il y a une bonne raison à tout.

La condition de la gente féminine a beaucoup évolué ces dernières années ; au temps de nos ancêtres dont je souhaite vous parler, la femme n’était pas aussi indépendante qu’aujourd’hui. Si à notre époque, être mère célibataire se révèle une sacrée aventure, il s’agit presque d’un détail, d’un échantillon par rapport à ce que vivaient ces mamans aux siècles derniers ! Elle a longtemps été sous tutelle : elle ne disposait ni de sa fortune propre, ni de ses revenus et quasiment d’aucun droit civique. Tout cela était du ressort de son père, puis de son mari. Si une femme restait célibataire, certains cantons la plaçaient sous la tutelle d’un homme. Il a fallu attendre 1882 pour que cette pratique soit abolie pour les femmes seules et 1912 pour qu’elle le soit également pour les femmes mariées. C’est seulement lors des dernières années du XXe siècle que le couple a enfin été considéré comme un partenariat. En 1988 a été établi le principe fondé sur l’égalité entre la femme et l’homme : la responsabilité des enfants, la répartition des tâches privées et professionnelles sont laissées désormais à la libre appréciation du couple. 

Pourtant, au Moyen Age, les enfants illégitimes – donc sans père reconnu, des enfants hors mariage – étaient élevés avec les enfants légitimes et tout se passait bien. C’est à partir du XVIe siècle que la situation légale des mères célibataires et de leurs enfants illégitimes a changé du tout au tout. Les autorités civiles et religieuses ont établi un contrôle sur cet aspect très privé des citoyens. L’Eglise s’efforçait de garder son influence en renforçant l’encadrement de ses fidèles. Pour commencer, les femmes célibataires ont été dans l’obligation d’annoncer leur grossesse hors-mariage à l’autorité locale afin de ne pas risquer une forte amende. Il s’agissait effectivement là d’un délit pénal. Amende, emprisonnement parfois. Les punitions devenaient encore plus sévères en cas de « récidive ».

La procédure impliquait également pour ces femmes de révéler l’identité du père ; elles n’avaient pas le choix. Les familles faisaient alors souvent pression pour que le couple se marie ; cela était très fréquent. Si le mariage était impossible (l’homme était déjà marié, par exemple), le père devait payer quelques sous pour l’alimentation de son enfant, ou alors il niait la relation ainsi que la faute en incriminant la femme de frivolité et libertinage… Les enfants nés de ces unions sont devenus de plus en plus marginalisés, cachés, stigmatisés. « Bâtard ! » Voilà bien un mot violent, l’identité bafouée d’un enfant illégitime. Discriminé, perdu dans l’histoire familiale…

 

Voici un extrait – bien parlant – de la loi de 1858, à Sion :

Art. 1 La seconde grossesse illégitime est punie d’une amende de 20 francs. Cette amende sera perçue conformément à la disposition de l’article 41 du Code de procédure pénale. En cas d’insolvabilité, la peine de l’amende est remplacée par un emprisonnement de huit jours dans les prisons du district, qui sera ordonné par le président du tribunal du district dans lequel la délinquante a son domicile.

 

Art. 2 En cas de récidive, la grossesse illégitime est punie par un emprisonnement de quinze jours à trois mois, ou par une amende de 40 à 200 francs, à prononcer par le tribunal correctionnel du district.

 

Art. 3 Le président de la commune transmet chaque année au président du tribunal du district un état des délits mentionnés aux deux articles précédents.

 

Art. 4 Les lois antérieures sur la répression des délits de lubricité sont rapportées.

Donné en Grand-Conseil, à Sion, le 17 novembre 1858

 

Dans le canton de Fribourg, les autorités ont décidé de supprimer la recherche en paternité en 1871. Les mères n’étaient plus obligées de révéler le nom du père de leur enfant. Cela pouvait passer pour une envie d’être plus libéral, mais au contraire, cela s’est avéré extrêmement répressif. Effectivement, ces grossesses surprises venaient parfois entacher, salir la réputation d’un homme. Et évidemment, la parole d’une femme enceinte hors mariage ne pouvait qu’être mise en doute. Elle avait enfreint les règles de la pudeur et de la morale ; il n’était donc pas question de faire confiance à un être aussi fragile et faible, prisonnier de ses sentiments et de ses émotions.

Les femmes n’ayant pas les mêmes droits que les hommes, tant au niveau des conditions de travail que des droits politiques, beaucoup de mères célibataires ont ainsi été dans l’obligation de recourir à l’assistance publique. Leurs enfants étaient alors placés dans des familles, dans des asiles, où ils étaient souvent exploités, maltraités, battus, mal nourris… voire même parfois abusés sexuellement. Ils formaient aussi une force de travail bon marché. Ces enfants placés, on en compte plus de 100’000 en Suisse, durant les XIXe et XXe siècles. Ce n’est que très récemment que toutes ces histoires ont refait surface, que les gens ont commencé à en parler.

Afin d’illustrer le contexte, voici l’exemple de Nendaz : jusqu’au début du XXe siècle, les filles-mères devaient s’agenouiller devant le banc de communion plusieurs dimanche de suite, pendant la messe, une couronne de paille sur la tête. N’importe qui pouvait leur dire n’importe quoi, même leur cracher à la figure.

Il n’est pas difficile alors de comprendre que cette marginalisation n’aidait pas ces malheureuses. Elles qui auraient tellement eu besoin d’aide afin d’élever au mieux leur enfant, elles ne bénéficiaient que d’une exclusion sociale, parfois également familiale. Non reconnues par les leurs et rejetées par la communauté, les jeunes mères pouvaient se retrouver dans une énorme précarité physique et psychique.

 

 

Quand on internait les filles-mères

La Liberté, 26 août 2016

En Suisse, jusqu’en 1981, les citoyens trop « dérangeants » pouvaient être emprisonnés sans jugement

Propos recueillis par Pascal Fleury

 

Ordre social : Le scandale des enfants placés et exploités aux XIXe et XXe siècles en Suisse a fait couler beaucoup d’encre ces dernières années. Mais les victimes n’étaient pas que des enfants. Au nom de l’ordre social et de la morale, la société s’en prenait aussi aux adultes. Jusqu’en 1981, des dizaines de milliers de personnes qui s’étaient écartées de l’ordre social ont été emprisonnées sans jugement, pour fainéantise, alcoolisme, vagabondage, prostitution ou simple inconduite. De nombreuses filles-mères ont aussi été internées.

Depuis 2014, une loi permet leur réhabilitation. La question de leur indemnisation est aussi en bonne voie aux Chambres fédérales. Mais qui étaient vraiment ces internés administratifs ? Et comment comprendre pareille sévérité de la part des autorités de l’époque ? Les explications d’Anne-Françoise Praz, professeure associée en histoire contemporaine à l’Université de Fribourg et co-vice-présidente de la Commission indépendante d’experts (CIE), chargée par le Conseil fédéral d’une étude scientifique sur les internements administratifs et autres mesures de coercition à des fins d’assistance.

Qui étaient ces gens qui dérangeaient au point d’être internés ?

Anne-Françoise Praz : Ces personnes n’avaient pas commis de délit ; mais elles déviaient de la « notion fondamentale de travail nécessaire et honorable », comme le souligne un rapport vaudois de 1935. Les différentes lois stigmatisent surtout la fainéantise et l’immoralité. Dans notre étude, on observe que l’interprétation de ces notions pouvait grandement diverger entre les cantons : ici, les fainéants étaient les personnes sans travail régulier, là ceux qui pratiquaient un métier non « honorable », comme les souteneurs ou les prostituées. En règle générale, il s’agissait de personnes des classes défavorisées. A Bellechasse, on trouve même des « internés volontaires » venant passer l’hiver en prison. […]

Le plus choquant, ce sont ces filles-mères internées dans les années 1960 ?

Aujourd’hui, il nous semble incroyable que des femmes de 17 ans aient pu être internées dans les années 1960 encore, du simple fait de leur grossesse hors mariage. Cet internement s’observe dans la seconde moitié du XXe siècle, surtout en Suisse alémanique. Le risque d’immoralité semble s’être alors déplacé de la prostituée à l’adolescente.

Un autre type d’internement est repérable avant la guerre : des mères célibataires sont internées « préventivement », lorsque la femme est estimée « de mœurs légères », afin d’éviter d’autres grossesses qui seraient à la charge des communes. Dans le canton de Vaud, de telles femmes pouvaient tomber sous le coup de la loi sur la stérilisation. A Berne, les médecins pouvaient imposer la stérilisation aux femmes demandant un avortement.

A combien estime-t-on globalement les internés administratifs ?

Selon l’historien Urs Germann, qui a fait une évaluation pour l’ensemble de la Suisse de 1900 à 1950, l’internement administratif a touché entre 40’000 et 50’000 personnes. Et il y a eu encore des milliers de cas jusqu’en juin 1981. Rien qu’à Bellechasse, on recense au total plus de 1500 dossiers, avec un pic de 270 entrées en 1940. La durée d’internement n’était pas précisée. Une des possibilités de sortie était qu’une personne s’engage à « surveiller et occuper » l’interné. Des indices permettent de penser que pour les femmes, le mariage offrait aussi une telle possibilité.

Qui avait autorité pour interner ?

Cela dépendait des cantons. A Fribourg, c’était le préfet qui décidait, sur demande des familles, des services de tutelle ou des communes. Sur Vaud, la décision émanait d’une commission. Genève n’avait pas de loi sur l’internement administratif mais pratiquait tout de même l’internement sur la base d’autres lois. Certains Genevois se sont ainsi retrouvés à Bellechasse, comme le montrent les archives de l’établissement pénitentiaire, remarquablement classées et inventoriées par les Archives cantonales fribourgeoises. Dans d’autres cantons, les décisions pouvaient être prises directement par les services de tutelle ou les communes.

Des critiques ont-elles été énoncées contre ces mesures ?

Nos recherches vont le préciser. On connaît le mouvement des années 1970 contre l’internement psychiatrique. Mais l’interne­ment administratif est critiqué bien avant, dans des débats politiques, des reportages de presse. Reste à savoir comment et pourquoi ces critiques ont abouti si tardivement à la suppression de cette mesure.

« On m’a mise à l’asile pour me faire stériliser »

Parmi les victimes d’internements administratifs se trouvaient les filles-mères. Ces deux témoignages sont extraits du Rapport de la Table ronde pour les victimes de mesures de coercition publié en 2014 par le Département fédéral de justice et police.

Rosalie « A 17 ans, j’ai annoncé pleine de joie à mon amoureux de 24 ans que j’étais enceinte. Cette nouvelle l’a tout sauf réjoui, car il était marié. Mes parents m’ont condamnée sévèrement et m’ont aussitôt placée au foyer Hohmad pour mères et enfants de Thoune. En mars 1963, j’ai donné naissance à mon fils, Mario. Il était mon rayon de soleil, et à vrai dire tout ce que j’avais. Je n’oublierai jamais le 6 avril : je suis entrée dans la salle de bébés et ai découvert un autre enfant dans le lit de mon fils. On m’a dit sur un ton parfaitement normal que des parents adoptifs étaient venus le chercher. Je me suis mise en colère et c’est alors qu’on m’a présenté l’acte d’adoption signé par mes parents. Comme j’avais moins de 18 ans, je ne pouvais rien faire contre cette décision. J’ai alors perdu toute foi en l’humanité et en la justice. Je me suis battue pendant des années contre l’autorité de tutelle. Mes espoirs de revoir mon fils ont été brisés. Encore aujourd’hui, je ne sais pas où Mario a été placé, ni comment il va, ni à quoi il ressemble, ni ce qu’il est devenu ! »

Maria-Magdalena « J’ai connu mon ami quand j’habitais encore chez ma mère, et je suis rapidement tombée enceinte. J’ai accouché de mon premier enfant à 17 ans, en 1966. On a voulu me l’enlever, mais je m’y suis opposée. Je l’ai gardé deux mois, puis, une nuit, on me l’a pris. L’autorité tutélaire faisait ce qu’elle voulait. Avant l’accouchement, on m’avait déjà placée dans une clinique psychiatrique pour tenter de me faire avorter et de me stériliser. Je n’ai rien commis d’illégal. J’ai même un document qui précise « sans décision judiciaire ». Eux voulaient juste avoir la paix, que je renonce à mon enfant. Quand je suis arrivée à Hindelbank, j’ai constaté qu’il y avait des barreaux partout. On mangeait et travaillait avec les femmes condamnées pour meurtre. Ici, tu deviens experte en crimes sans grandes difficultés. Cet épisode a été un choc pour moi. Le directeur m’a dit : « C’est fini, le cinéma. Maintenant, tu vas obéir. » Je lui ai sauté à la gorge. On m’a mise dans un cachot. J’y suis restée dix jours. »